Senseï DeshimaruSa mère, quant à elle, était tout le contraire du père: pleine de compassion et d'une grande délicatesse, elle croyait avec ferveur au Bouddha Amida. Le Bouddha Amida est celui qui sauve toutes les existences. Sa compassion est si grande qu 'il dit : "Même les bons seront sauvés. A plus forte raison les mauvais !" . Sa maman ne passait pas un seul jour sans le prier. Elle était si respectée dans le village que certains se demandaient si elle n'était pas une incarnation de la déesse Kannon. Par son exemple, elle inculqua dès l'enfance à son fils de profonds sentiments religieux.

Yasuo avait deux grandes soeurs et deux petites soeurs, il était le seul garçon au milieu de ces quatre filles. Comme le village, à l'époque, n'avait pas d'école primaire, Yasuo, dans sa jeune enfance, fut élevé principalement par son grand-père, un immense gaillard qui, bien qu'il fût déjà assez âgé, était d'une force peu commune. Maître dans l'art du yawara, (forme martiale ancêtre du judo et du jiu-jitsu), il avait enseigné à l'époque Meiji à de grands samouraïs. Il lui apprit donc les rudiments de son art avant même qu'il sache écrire et l'envoyait rouler sur les nattes sans se soucier de sa petite taille. Les larmes au yeux, Yasuo serrait les dents et repartait à l'attaque en criant : "Obangyaka ! " (vieux brigand !). Mais même lorsqu'il fut devenu vraiment vieux, le grand-père parvenait encore à lui placer un "ashibarai" qui l'envoyait en l'air avant qu'il ne s'écrase lourdement sur le sol.

Maitre Deshimaru faisant SampaïIl est très difficile pour nous de comprendre la mentalité japonaise, tout d'abord parce que le Japon est une île (et on sait que les insulaires ont toujours été assez originaux par rapport aux continentaux) et ensuite parce que ce pays est passé en l'espace d'un peu moins d'un siècle du Moyen-Age et de la féodalité à la modernité la plus absolue dans un système démocratique. Maître Deshimaru est l'un de ces hommes qui ont connu le passage entre ces deux époques et qui ont su s'adapter à cette situation d'une manière tout à fait étonnante.

Au sortir de l'école primaire, le jeune Yasuo rencontra un grand professeur de dessin qui s'appelait Tanahaka Suishi et qui lui enseigna l'art du sumi-e japonais. Pendant toute une période, Yasuo se passionna pour l'aquarelle japonaise. Au bout de quelques années, comme il était l'élève préféré de son professeur, ce dernier le poussa à entrer à l'école des Beaux-arts d'Ueno à Tokyo. Il était persuadé que Yasuo deviendrait un très grand peintre. Mais lorsqu'il eut le malheur de parler de cette idée à son père, la réaction de celui-ci ne se fit pas attendre: "Que Dieu m'en soit témoin! Moi vivant, tu ne deviendras jamais peintre!" Il accompagna sa parole d'un coup de pied: "Comme tu es mon fils, il serait préférable que tu rentres tout de suite dans une école de commerce, car il faudra bien qu'un jour tu prennes ma suite." Ces paroles désolèrent Yasuo qui comprit qu'il lui serait impossible de réaliser un de ses rêves d'enfance les plus chers. Son père désirait qu'il entre dans une grande école, une école d'administration, voire même une école militaire qui, à cette époque-là étaient gratuites. Le père de Yasuo, qui avait combattu vaillamment lors de la guerre russo-japonaise, aurait souhaité que son fils réussisse d'abord dans l'armée...

Maitre Taisen DeshimaruAussi, abandonnant bien malgré lui son projet d'entrer aux Beaux-Arts, Yasuo dût se présenter à l'examen d'entrée à l'Ecole Militaire. Heureusement, lors de la visite médicale, il s'avéra qu'il était myope et il fut réformé. La promotion dont il aurait dû faire partie fut décimée sur le front au cours de la Seconde Guerre Mondiale. S'il n'avait été réformé, il aurait eu bien peu de chances d'échapper à l'hécatombe, d'autant plus que, avec son caractère, il aurait sûrement combattu aux avant-postes, prêt à prendre de gros risques.

Ainsi, ce qui avait été considéré comme une malchance pour le père se révéla une chance pour le fils. Après cet échec qui l'avait préservé de l'armée, il n'en restait pas moins que l'avenir lui semblait assez sombre. Il finit humblement par se présenter au Lycée de Saga, se demandant avec anxiété ce qu'il allait devenir. Un peu plus tard, devant l'insistance de son père, Yasuo dût se résigner à abandonner ses études afin de l'aider dans son travail. Ils chargeaient de charbon leurs bateaux à vapeur aux mines de Miké, puis ils descendaient la rivière en s'arrêtant pour le livrer à toutes les briqueteries qui se trouvaient sur leur passage. Il travaillait avec des dockers très robustes qui lui avaient confié la responsabilité de peser les sacs de charbon. Une fois, lors de ses débuts, alors qu'il était encore mal à l'aise dans son travail, il glissa sur la passerelle qui reliait le bateau à la rive et tomba dans la boue. Comme il était totalement embourbé, les dockers durent unir leurs efforts pour réussir à le tirer d'affaire. Trempé, souillé de boue, il s'étendit de tout son long sur la berge, se demandant si son destin n'était pas de tomber sans cesse dans la boue...

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