Sa famille fut enchantée de le savoir établi et en mesure de gagner sa vie mais lui, se rendant compte qu'il avait très peu de chances, dans ce travail, de partir un jour à l'étranger, voyait ses jours s'écouler dans une routine maussade et monotone. Son cousin Tamotsu, fervent admirateur de Takakusujun Chiro, devint président de la nouvelle association des jeunes bouddhistes, mouvement qui se donnait pour mission non seulement d'endiguer les vagues fascistes qui commençaient à agiter le Japon, mais aussi de réformer la société sur de nouvelles bases bouddhistes. Malheureusement, ce mouvement fut dissout pour s'être allié au Front Populaire qui, d'ailleurs, allait le trahir quelques temps plus tard.

Yasuo devenait de plus en plus sceptique quant à l'intégrité du gouvernement et de tous les mouvements politiques japonais quels qu'ils soient. En vérité, ses doutes n'étaient pas sans fondement. Il apprit un jour que le général Majima - qui avait été autrefois élève à l'école de Saga où Yasuo avait fait ses études, et pour lequel il avait une très grande admiration - s'était fait arrêter par la police qui le soupçonnait d'avoir participé aux émeutes du vingt-six février mille-neuf-cent-trente-six.

Cette arrestation fut pour lui un terrible choc, il ne pouvait croire un instant que Majima puisse être un traître. En vérité, le général avait simplement protesté contre la politique fasciste du clan militaire Tosheya. La situation politique empirait de jour en jour, accroissant la colère et le sentiment de solitude de Yasuo Deshimaru. Très étranger au milieu et à la mentalité de ses compagnons de travail, il devenait mélancolique et se sentait insatisfait. Il lui semblait impossible de parler de ses craintes et de ses angoisses à ses collègues qui ne se sentaient nullement concernés par ces problèmes.

D'autre part, il hésitait à se rallier à l'association politico-religieuse dirigée par son cousin dont le sectarisme l'effrayait un peu. Comme il ne parvenait pas à résoudre ses dilemmes, tout pour lui avait un goût de cendre. Il éprouvait peu d'intérêt pour les filles, le vin, les amusements superficiels ou pour une éventuelle augmentation de salaire. Il pensait que jamais il ne pourrait consacrer son existence aux affaires. La vie qu'il menait lui semblait donc plus ou moins dépourvue de sens. Alors, comment allait-il vivre si ni les plaisirs et les désirs ordinaires de la vie ni l'intégration par le travail ne le satisfaisaient?

Il se sentait extrêmement et profondément seul. Il avait lu dans la Bible cette phrase: "Il n'est pas bon que l'homme soit seul ". Il aurait bien aimé rencontrer une compagne, mais le temps n'était sans doute pas encore venu pour lui. C'est à cette époque-là, à peu près, qu'il reçut une lettre de la femme du général Majima - comme le destin est étrange - lui suggérant d'aller rendre visite à Maître Kodo Sawaki qui vivait dans le temple de Soji-ji,aux environs de Soromi. Il y était devenu godo (le godo est le responsable de l'enseignement du zazen et de la discipline du monastère). Il suivit son conseil, pensant que peut-être Kodo Sawaki lui apporterait une aide pour résoudre tous les problème qui le tourmentaient.

Taisen Deshimaru raconte sa première visite au temple de Soji-ji : "J'arrivai, dit-il, devant le grand portail qui gardait l'entrée de l'enceinte du temple. A l'intérieur, on apercevait de très grands pins, immenses et imposants, dont la cime élevée plongeait dans les nuages. Ils masquaient le bâtiment principal. La plus parfaite propreté régnait dans ce temple, contrairement aux rues du quartier alentour, empoussiérées et jonchées de détritus. Je retirai mes chaussures dès l'entrée et demandai mon chemin. Plusieurs moines vêtus de longues robes noires attendaient les visiteurs derrière un comptoir. Timidement, je leur demandai si je pouvais rencontrer Maître Kodo Sawaki. Un jeune moine silencieux me guida aussitôt à travers les longs couloirs jusqu'à la chambre du godo. L'atmosphère était paisible. C'était le milieu de l'automne, les moineaux piaillaient dans le jardin au milieudes chrysanthèmes orangés. Je m'annonçai timidement à la porte et Sawaki, qui m'attendait, me cria aussitôt de sa voix profonde : "Rentre!".

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